Hyperréalité. Savoir. Spectacle (2023)

Que devient notre perception du réel lorsque celui-ci est médiatisé à l’extrême ?
 
Lyotard, Baudrillard, Jameson — trois figures qui, chacune à leur manière, ont tenté de répondre. Le premier parle d’un monde devenu incrédule face aux grands récits, où la connaissance est gouvernée par ceux qui la possèdent. Baudrillard, lui, pousse plus loin : il affirme que le réel a été absorbé par ses représentations. Jameson observe que cette culture de surface correspond à une logique économique — celle du capitalisme tardif.
 
À l’époque moderne, la production était centrale. L’usine, la chaîne d’assemblage, la foi dans le progrès. Mais dans la postmodernité, l’échange d’images remplace celui des biens. Ce ne sont plus les objets, mais les signes qui circulent. Pour Lyotard, la question devient : qui décide de ce qui compte comme savoir ? Et il pointe du doigt les grandes entreprises technologiques, capables de privatiser les canaux mêmes par lesquels circule l'information.
 
Baudrillard reprend et radicalise cette critique. Dans un monde saturé de médias, il ne reste que des simulations — des signes qui ne renvoient à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Disneyland, dit-il, est aussi réel que le monde qui l’entoure. La guerre du Golfe ? Elle n’a pas eu lieu — du moins pas telle que médiatisée. Ce n’est pas une provocation gratuite : c’est une manière de dire que le spectacle a remplacé l’événement. Nous vivons dans une hyperréalité.
 
Jameson appelle cela la logique culturelle du capitalisme tardif. Il voit dans la postmodernité une ère où l’histoire est effacée, remplacée par le présent perpétuel des médias. Résultat : tout devient pastiche. On recycle les formes du passé sans en garder la substance. L’art, autrefois critique ou profond, devient surface. Il compare les Souliers de paysan de Van Gogh à ceux de Warhol couverts de paillettes : dans un cas, un vécu ; dans l’autre, une image vide de sens.
 
Là où Lyotard parle de perte de légitimité du savoir, Jameson parle de perte de profondeur. Tout devient image. Tout devient échangeable. La culture devient consommation. Et le sujet devient un terminal, un nœud dans le réseau d’information. Baudrillard l’avait vu venir : notre connexion permanente nous déconnecte du réel. Même notre empathie est médiée. Nous consommons la souffrance des autres comme un contenu de plus.
 
À mesure que les médias de masse s'accompagnent de technologies toujours plus sophistiquées, il devient essentiel de comprendre que chaque nouveau média transforme la communication elle-même, comme l’a soutenu Marshall McLuhan dans The Medium is the Message. Bien que Jean Baudrillard vienne d’une autre tradition philosophique, son travail croise celui de McLuhan. Les médias de masse génèrent un monde de simulations du réel, ce qui rejoint l'idée de McLuhan selon laquelle le médium modifie non seulement notre manière de communiquer, mais aussi notre expérience et notre compréhension de la réalité.
 
Tout comme une langue, chaque média permet un type de discours spécifique, avec ses propres logiques de pensée et d’expression. Mais Baudrillard va plus loin encore que McLuhan dans son interprétation des médias. Il insiste sur le phénomène de l’auto-séduction massive du public, qui se laisse captiver par le jeu des lumières, des ombres, des pixels et des événements dans une hallucination collective, en zappant de chaîne en chaîne, de média en média, et en se branchant à une multitude de réseaux. Sur l’ordinateur, nous devenons des modulateurs, des opérateurs d’une panoplie écrasante de sons, d’images, d’informations, et d’événements.
 
Pour Baudrillard, nous sommes séduits par les ordres que nous nous envoyons à nous-mêmes. Cela nous fige dans un rôle de terminaux du système de communication, intégrés au fonctionnement même de l’appareil médiatique. Le sujet devient objet, noyé dans un réseau d’information et de signaux.
 
Sur le plan de l’éthique et de la politique, les médias de masse ont corrompu le discours public. Tout est devenu soumis aux exigences du divertissement. Pour apprendre, la génération Z se tourne vers TikTok et Twitter, où l’amusement se fait passer pour du savoir. L’information, souvent décontextualisée, leur parvient à grande vitesse, agrémentée d’effets visuels destinés à donner une illusion de pertinence. Bien qu’elle utilise ces outils quotidiennement, cette génération manque des compétences essentielles à leur navigation : littératie médiatique, compréhension des données, contextualisation historique.
 
Neil Postman le disait déjà : « Nous, Américains, semblons tout savoir sur les dernières vingt-quatre heures, mais presque rien sur les soixante derniers siècles ou même les soixante dernières années. » TikTok ne les a pas éduqués, TikTok leur a appris à n’aimer apprendre que sous forme de TikTok — et cela mine l’éducation. Combien savent vraiment quelque chose sur l’islam ou la Chine au-delà des événements en tendance ? Nous vivons dans une illusion de savoir, une simulation de connaissance, qui débouche inévitablement sur la désinformation.
 
Quand la politique devient un spectacle, les idées se banalisent, l’empathie se dilue. Même notre compassion devient hyperréelle. Le monde est absurde, mais indéniablement divertissant. Aujourd’hui, on ne parle presque plus de comment Internet façonne notre culture. On parle de "culture Internet" — le médium est devenu la culture.
 
Des milliers des scientifiques les plus brillants travaillent à plein temps pour infiltrer notre conscience collective dans un but de manipulation, d’exploitation et de contrôle. C’est un projet industriel conçu pour dominer les récits et maintenir les consommateurs dans l’impuissance.
 
Le renommage de Facebook en "Meta" fin 2021 a relancé les débats sur un futur où l’humanité vivrait, travaillerait, et interagirait de plus en plus dans le métavers. En parallèle, Elon Musk développe des implants cérébraux permettant de traiter des troubles neurologiques et de contrôler des appareils numériques par la pensée. À la lumière de tout cela, on peut se demander quelle valeur il nous restera dans un monde où nous serons tous auto-séduits et branchés à nos propres terminaux.
 
Le plus effrayant dans la promesse de ce futur n’est peut-être pas que nous ne posséderons plus rien, mais que nous ne posséderons plus rien — et que cela nous rendra heureux. Notre bonheur sera conçu pour nous, dans une hyperréalité parfaitement calibrée.
Sources Lyotard, Jean-François, and Geoff Bennington. The Postmodern Condition: A Report on Knowledge. Univ. of Minnesota Press, 2010. Baudrillard, Jean. Simulacra and Simulation. Translated by Sheila Glaser, University of Michigan Press, 1994 Jameson, Fredric. 1992. Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism. Post-Contemporary Interventions. Durham, NC: Duke University Press. Baudrillard, Jean. The Illusion of the End. Stanford University Press, 1994. Postman, Neil. Amusing Ourselves to Death. Pearson Education, 2007. McLuhan, Marshall. The Medium Is the Message. Gingko Press, 2005.