Le récit comme moteur du temps (2023)

 
De nombreuses disciplines ont longtemps relégué l’histoire et la fiction à un statut inférieur, comme si elles n’avaient pas connu les mêmes révolutions conceptuelles que la science ou l’art. Pourtant, des penseurs comme Paul Ricoeur, Hayden White et Arthur Danto ont justement montré que l’histoire n’est pas une simple accumulation de faits, mais une construction narrative, profondément humaine. Ce texte propose une lecture critique de leurs approches croisées de l’historiographie, de la temporalité et de la narration.
 
L’intérêt de Ricoeur pour l’histoire ne relève pas du hasard. Né en 1913, élevé dans une famille protestante dans une France majoritairement catholique, orphelin de père après la Première Guerre mondiale, puis prisonnier pendant la Seconde, il a été façonné par l’histoire avant même de l’interroger. Fortement influencé par la phénoménologie et l’herméneutique, il place l’expérience humaine au cœur de sa réflexion. Pour lui, le temps n’est pas qu’un enchaînement d’événements objectifs — c’est une structure narrative, vécue, interprétée, organisée. Il suit cette idée d’Aristote à Augustin, puis l’explore pleinement dans « Temps et récit » : le temps devient humain dès lors qu’il est raconté.
 
De son côté, Hayden White va plus loin en affirmant que ce n’est pas simplement la mémoire ou l’expérience qui donnent naissance à l’histoire, mais l’acte même d’écrire. Il critique l’idée d’une histoire « en attente » d’être révélée. Pour lui, il n’y a pas de vérité historique indépendante de son récit. Toute histoire est un acte de création, une mise en intrigue — un emplotment — qui transforme des faits bruts en significations. Il rejette ainsi la prétention d’objectivité des historiens traditionnels : « savoir, c’est faire », affirme-t-il. Comme les écrivains de fiction, les historiens font des choix : où commence une histoire, où elle s’achève, quels éléments mettre en avant — ces décisions sont structurantes.
 
Ricoeur, moins radical, reconnaît une différence fondamentale entre fiction et histoire. Mais il insiste sur leur ressemblance structurelle : toutes deux sont des récits, et toute narration historique implique un choix, une mise en ordre, un sens. Ce sens n’est pas seulement descriptif, il est constitutif : en racontant, on reconfigure le réel. L’histoire devient alors une médiation entre le passé et le présent, entre l’expérience individuelle et la mémoire collective.
 
C’est précisément là que Ricoeur se distingue de White. Ce dernier voit dans l’emplotment un geste a posteriori, presque arbitraire. Ricoeur pense au contraire que la mise en intrigue est constitutive de toute compréhension temporelle, présente dès les chroniques brutes. C’est ce qui l’amène à critiquer la séparation entre histoire et explication, affirmant que l’intrigue est ce qui dynamise tous les niveaux de narration.
 
Arthur Danto, quant à lui, aborde l’histoire par une autre voie : l’analyse logique. Dans sa théorie des « phrases narratives », il observe que certaines phrases n’ont de sens que rétroactivement — on ne peut dire « c’est le début de la guerre de Trente Ans » qu’une fois celle-ci entamée. L’histoire, chez Danto, se distingue ainsi de la science non pas par sa rigueur, mais par sa structure temporelle asymétrique. En combinant cette logique avec sa notion de « chronique idéale », il montre que l’histoire ne peut être un simple enregistrement neutre des faits, car elle dépend du regard que l’on porte a posteriori.
 
Ricoeur reconnaît cette complexité mais ne rompt jamais avec l’idée qu’un réel, extérieur à nous, sert de base à l’histoire. Il croit à une réalité indépendante de l’esprit humain, là où White affirme que l’histoire produit sa propre réalité à travers ses récits. White trouve cette position trop métaphysique, voire conservatrice.
 
En allant encore plus loin, White considère que les récits historiques, comme les œuvres de fiction, mobilisent des tropes, des figures de style. Dans « Metahistory », il démontre que toute histoire mobilise une structure rhétorique : comédie, tragédie, ironie, romance. Ces structures, souvent invisibles, modèlent notre compréhension du passé. Pour White, cette littérarité n’est pas un défaut de l’histoire, mais sa nature même.
 
C’est une position qui a scandalisé de nombreux historiens. Mais White ne propose pas d’abandonner l’histoire rigoureuse — il exige simplement que les historiens prennent conscience de leurs choix narratifs, de leur responsabilité. L’histoire est moins un miroir du réel qu’un miroir tendu à notre manière de faire sens.
 
Au croisement de ces approches, on comprend que l’histoire ne se réduit ni à une fiction, ni à une science, mais relève d’un geste créatif et critique. En racontant, nous donnons forme au temps, nous inscrivons notre mémoire dans des récits intelligibles, et, ce faisant, nous ne décrivons pas simplement le monde — nous le transformons.
 
C’est là toute la pertinence de ces penseurs aujourd’hui : dans un monde saturé d’informations, où la frontière entre faits et récits devient floue, comprendre les mécanismes de la narration historique est un impératif éthique. À une époque où les récits sont instrumentalisés à des fins idéologiques, la lucidité narrative devient une forme de résistance. Ricoeur et White nous invitent à cette lucidité, à reconnaître que la vérité de l’histoire ne se trouve pas dans un passé figé, mais dans notre capacité à le raconter avec responsabilité.
 
Sources White, Hayden. “The Content of the Form: Narrative Discourse and Historical Representation.” (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1990), p. 179. White, H. (1973). Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Baltimore: Johns Hopkins University Press, p. 7. Ricoeur, Paul. Time and Narrative, Volume 1. Translated by Kathleen McLaughlin and David Pellauer, University of Chicago Press, 1984. Ricoeur, Paul. Memory, History, Forgetting. Translated by Kathleen Blamey and David Pellauer, University of Chicago Press, 2004. Danto, A. C. (1985). Narrative sentences. In Narration and knowledge. Columbia University Press.