L’imposture de l’art

La progression de l’art – ou sa supposée cessation – constitue un sujet de controverse profondément enraciné dans la vision hégélienne. L’art, aux côtés de la religion et de la philosophie, incarne une manifestation du Geist de Hegel. Toutefois, il est destiné à être subsumé par la philosophie, à mesure que l’humanité progresse vers une compréhension plus abstraite et rationnelle d’elle-même. La thèse d’Arthur Danto sur la « fin de l’art » et la critique du musée proposée par Douglas Crimp s’inscrivent dans ce dialogue avec Hegel, interrogeant les cadres philosophiques et institutionnels qui définissent la trajectoire de l’art. Pour Danto, la « fin de l’art » représente une culmination hégélienne, où l’art atteint une forme d’autoréflexion philosophique et où sa narration historique s’achève. En revanche, Crimp critique les musées comme des lieux d’autorité institutionnelle qui domestiquent l’art, annihilant son potentiel révolutionnaire et en façonnant la réception à travers des récits historiques réifiés. Cet essai explore les points d’intersection entre les idées de Danto et de Crimp, en analysant des œuvres telles que Brillo Box d’Andy Warhol et les sculptures de Richard Serra. Au cœur de cette analyse se trouve une réflexion sur la philosophie de l’art, non pas comme une branche figée de l’enquête esthétique, mais comme une force déstabilisatrice qui redéfinit continuellement la signification et l’importance de l’art dans des contextes sociaux et intellectuels élargis. Dans son ouvrage Aesthetics, Hegel affirmait : « L’art ne procure plus la satisfaction des besoins spirituels que des époques et des nations plus anciennes recherchaient en lui et trouvaient en lui seul… L’art, considéré dans sa vocation la plus haute, est et reste pour nous une chose du passé… Il nous invite à une réflexion intellectuelle, non pour recréer de l’art, mais pour connaître philosophiquement ce qu’est l’art. » Cette vision dialectique de l’art comme phénomène historique, enracinée dans les besoins spirituels de son temps, constitue le fondement de l’esthétique hégélienne. Lorsque l’art atteint ce que Hegel décrit comme sa « vocation suprême », son rôle évolue : il passe de la création de sens à une réflexion sur sa propre nature. Cette approche dialectique, essentielle dans l’esthétique hégélienne, oblige les interprètes à considérer l’art non comme un objet figé, mais comme un processus constamment réinterprété et réécrit au sein de ses contextes historiques et culturels. La prophétie de Heine annonçant la fin de l’ère artistique avec la mort de Goethe et l’identification par Arthur Danto de cet événement à une période située peu après la Seconde Guerre mondiale montre que la notion de « fin de l’art » s’est progressivement transformée en cliché. Ce concept, enraciné dans le jugement hégélien, bien que souvent réinterprété et parfois dilué, constitue le fondement de nombreuses théories sur la décadence artistique, qu’elles soient d’inspiration marxiste, comme celles développées par Lukacs et Adorno, ou issues de la pensée heideggérienne. En 1964, Arthur Danto vécut un moment décisif lorsqu’il découvrit les Brillo Boxes d’Andy Warhol à la Stable Gallery. Cette rencontre le laissa intellectuellement bouleversé, nécessitant deux décennies pour qu’il en formule pleinement les implications. Lorsqu’il y parvint, il déclara que « l’art prend fin parce qu’en commençant avec La Fontaine de Duchamp et en culminant avec les Brillo Boxes de Warhol, il devient sa propre philosophie, un "jeu infini avec son propre concept" ». En tant que « néo-hégélien converti », il présente cette proposition non pas comme une interprétation rigide de Hegel, mais comme une application libre de certaines de ses idées pour comprendre l’évolution de l’art contemporain. Pour Danto, cette fin ne signifiait pas l’anéantissement de l’art, mais l’aboutissement de sa narration historique, un écho aux Vies des Artistes de Giorgio Vasari, un ouvrage fondateur souvent considéré comme le premier traité d’histoire de l’art. Vasari proposait une progression téléologique où chaque innovation s’appuyait sur les réalisations de ses prédécesseurs. Giotto surpassait Cimabue, tout comme Piero della Francesca bâtissait sur l’œuvre de Giotto, chaque étape représentant une marche en avant vers un objectif précis. Pour Danto, cet objectif était l’équivalence perceptuelle – la capacité de l’art à refléter la réalité avec une précision croissante. Ainsi, l’art ancien ne concernait pas uniquement l’esthétique, mais aussi la quête d’une représentation parfaite, racontant une histoire de progrès continu vers le réalisme. Cependant, comme le souligne Michael Baxandall dans son ouvrage fondamental Art and Experience in Fifteenth-Century Italy, l’art est inextricablement lié à son contexte socio-historique. Baxandall soutient qu’un tableau est « le dépôt d’une relation sociale », produit d’un système complexe d’échange entre le mécène, l’artiste, le public et des structures sociétales plus larges. Les valeurs et idéologies d’une époque particulière sont inscrites dans sa production artistique, faisant de l’art à la fois un reflet et un enregistrement de son temps. Danto qualifie cela de « monde de l’art » (Artworld), un réseau fondé sur un consensus entre artistes, mécènes, critiques et institutions, qui détermine collectivement ce qui est reconnu comme de l’art. Au XVe siècle, ce monde artistique englobait non seulement peintres et sculpteurs, mais aussi les mécènes commanditant des œuvres, les artisans travaillant dans les ateliers, les autorités religieuses formulant des commentaires, les figures politiques imposant des censures, et les communautés interagissant avec ces créations. Ce consensus culturel permit la création et l’acceptation d’œuvres telles que La Naissance de Vénus de Botticelli, une représentation d’une déesse païenne qui aurait été inconcevable quelques décennies auparavant. Cependant, un tel consensus n’est ni fixe ni éternel. Un siècle plus tard, lors de la Contre-Réforme, les normes du monde de l’art avaient évolué pour s’aligner sur les idéaux baroques. Un sujet comme une déesse païenne, célébré durant la Haute Renaissance, pouvait désormais être condamné comme hérétique. Des artistes tels que Michel-Ange (Michelangelo) qui intégraient librement des thèmes païens dans leurs œuvres, auraient vu leur liberté créative entravée par les nouveaux paradigmes religieux et culturels. Cette fluidité reflète la relation dynamique entre l’art et la société, où des valeurs en constante évolution redéfinissent ce qui est considéré comme de l’art et comment il est évalué. Analyser la Haute Renaissance exige une compréhension approfondie de l’Italie du XVe siècle : ses structures sociopolitiques, ses systèmes de mécénat et ses courants intellectuels. Ce contexte révèle les normes et les valeurs qui ont façonné l’art de cette époque, montrant qu’évaluer l’art de la Renaissance à travers le prisme de l’Impressionnisme, ou de tout autre mouvement, conduirait à une incompréhension fondamentale de sa spécificité historique. L’art n’est pas une constante universelle, mais une entité dynamique, progressant au fil du temps en dialogue avec son environnement. Cette progression historique est encore complexifiée par la relation philosophique entre l’art et sa fonction sociale plus large. Platon, par exemple, adhérait à une théorie mimétique de l’art, valorisant les œuvres qui reflétaient le monde avec fidélité perceptive. Cependant, il rejetait également l’art comme fondamentalement impuissant, le considérant comme une simple ombre de la réalité, incapable de contribuer à la vie pratique ou d’améliorer la vertu morale. Ce scepticisme a persisté, soulevant des interrogations sur l’efficacité de l’art. Par exemple, le Guernica de Picasso, largement considéré comme l’un des chefs-d'œuvre les plus profonds du XXe siècle, illustre avec intensité l’horreur du bombardement de Guernica pendant la guerre civile espagnole. Pourtant, Danto soutient de manière provocante que Guernica, aujourd’hui exposé au Musée d’Art Moderne(MoMa), a été réduit à un simple décor esthétique, dépouillé de son élan révolutionnaire et relégué au rang d’ornement culturel. Cette tension entre le potentiel de l’art comme force transformative et son impuissance perçue ne se limite pas aux beaux arts. L’observation célèbre de W.H. Auden selon laquelle « la poésie ne fait rien advenir » reflète des doutes similaires quant au pouvoir pratique des entreprises artistiques. Danto se demandait si des mouvements culturels tels que le jazz ou les Beatles ont véritablement provoqué des changements sociaux ou s’ils n’ont fait que symboliser les transformations morales et politiques de leurs époques. Ces questionnements mettent en lumière un paradoxe central : si l’art est intrinsèquement impuissant, pourquoi a-t-il été si souvent la cible de la censure et de la répression à travers l’histoire ? De la destruction par Botticelli de ses œuvres inspirées par le paganisme lors des bûchers de vanités de Savonarole, à l’interdiction de livres et à l’exclusion des poètes dans la république idéale de Platon, l’art a constamment été perçu comme une menace pour les normes établies et les autorités. Dans The Philosophical Disenfranchisement of Art, Danto postule que cette destitution ne découle pas d’une observation historique, mais d’une croyance philosophique en l’incapacité de l’art à provoquer le changement. En traitant l’art comme métaphysiquement inoffensif, les philosophes ont cherché à neutraliser ses dangers perçus. Selon Danto, ce récit a réussi à marginaliser l’art, en particulier avec l’émergence de technologies comme le cinéma, qui ont détourné l’attention culturelle des formes traditionnelles telles que la peinture. En réponse, des artistes comme Matisse ont embrassé le modernisme, privilégiant l’expression subjective sur la représentation mimétique. La Raie verte de Matisse, par exemple, invite les spectateurs à interpréter sa perspective émotionnelle sur son épouse, plutôt qu’à se contenter d’une ressemblance réaliste. Danto y voit le témoignage de l’évolution continue de l’art vers un engagement philosophique plus profond, s’inscrivant dans la vision dialectique du progrès selon Hegel. Il souligne la résilience de l’art à naviguer parmi les courants philosophiques et historiques qui cherchent à le confiner ou à le rejeter. Selon les mots de Danto, « la vision philosophique stupéfiante de l’histoire selon Hegel trouve, ou presque, une confirmation extraordinaire dans l’œuvre de Duchamp, qui pose la question de la nature philosophique de l’art depuis l’intérieur même de l’art. » Par ses pratiques autoréflexives, l’art s’est révélé être, depuis toujours, une forme puissante d’investigation philosophique—un médium par lequel l’humanité s’interroge sur les questions de connaissance, d’éthique et d’existence. En fin de compte, Danto suggère que l’histoire de l’art est celle d’une redécouverte et d’une redéfinition, reflétant l’arc narratif d’un coming of age. Tandis qu'Arthur Danto situe la « fin de l’art » dans un cadre hégélien de réalisation historique de soi, Douglas Crimp propose une perspective contrastée, ancrée dans une critique du pouvoir et de l’autorité institutionnels. Crimp (1944–2019), historien de l’art, critique, commissaire d’exposition et militant américain pour les droits des personnes atteintes du SIDA, s’est imposé comme une figure clé de la pensée postmoderne, de la théorie queer et de la critique institutionnelle. Son parcours intellectuel, marqué par une formation en histoire de l’art à l’université Tulane et par ses expériences professionnelles à New York—d’abord en tant qu’assistant de conservation au Solomon R. Guggenheim Museum, puis comme critique d’art pour Art News et Art International—l’a préparé à interroger les structures qui façonnent la production et la réception de l’art. Vivant et travaillant dans une époque marquée par des bouleversements culturels et une intense activité militante, Crimp a dirigé son regard critique vers le musée en tant qu’institution qui domestique l’art, le dépouillant de son potentiel radical. En engageant une réflexion sur les dimensions spatiales et politiques de l’art, Crimp reformule la « fin de l’art » non pas comme l’accomplissement d’un récit historique, comme le soutiendrait Danto, mais comme le résultat de forces institutionnelles visant à réguler et neutraliser le pouvoir transformateur de l’art. Ce déplacement, du Monde de l’Art (Artworld) de Danto à la critique institutionnelle de Crimp, met en lumière les enjeux sociopolitiques plus vastes du discours sur le rôle évolutif de l’art dans la société. Les musées ne sont pas des espaces neutres dédiés à la préservation et à la présentation de l’art, mais des lieux discursifs où s’exerce une autorité et où se construisent des récits. S’appuyant sur une lecture foucaldienne, Crimp soutient que les musées maintiennent une « histoire réifiée de l’art », façonnée par la vision sélective de l’autorité institutionnelle. Ce processus domestique l’art, lui conférant une aura factice de révérence et le dépouillant de sa capacité à provoquer. Les œuvres qui défiaient autrefois les normes sociétales sont désormais réconciliées avec les valeurs dominantes, rendues inoffensives et sécurisées au sein des limites imposées par le musée. La photographie, comme le suggère Crimp, perturbe cette autorité construite en démocratisant l’art et en créant un « nouveau musée sans murs ». Contrairement aux pratiques muséales traditionnelles, la reproductibilité de la photographie sape l’exclusivité de la curation institutionnelle, remettant en question la fausse permanence des récits muséaux. Cependant, cette démocratisation révèle également une réalité plus sombre : la marchandisation des œuvres d’art en tant que produits financiers, dépouillés de leurs complexités historiques, y compris leurs liens avec l’exploitation coloniale et les conflits culturels. Dans leur tentative de créer un récit cohérent et linéaire de l’histoire de l’art, les musées occultent l’hétérogénéité et les conflits inhérents à la production artistique. Un musée poserait-il la question « Est-ce de l’art ?» ? Bien au contraire, il impose ses propres réponses, contournant la question et présentant un canon préapprouvé. La supposée « fin de la peinture » constitue un autre point d’entrée pour la critique de Crimp. Il rejette des expositions telles que American Paintings: The Eighties de Barbara Rose, qu’il considère comme rétrospectives et passéistes, et les oppose aux mouvements antérieurs qui interrogeaient les formes artistiques traditionnelles. Par contre, Crimp défend les œuvres in situ, telles que Tilted Arc de Richard Serra, comme des incarnations du potentiel de l’art à dialoguer avec les environnements physiques et sociaux. La controverse entourant l’œuvre de Serra, en particulier son retrait sous la pression politique, illustre comment l’art in situ résiste à la domestication institutionnelle et met en lumière les tensions sous-jacentes entre l’art, l’autorité et l’espace public. Pour Crimp, l’art est intrinsèquement révolutionnaire, mais les musées l’ont rendu conservateur, inoffensif et universel. Robert Rauschenberg, par exemple, a établi un pont entre l’art noble et les objets du quotidien, soulignant l’inséparabilité du sens artistique de son contexte physique et social. De même, les installations de Daniel Buren ont révélé comment les musées cadrent et dictent notre perception de l’art, exposant les implications politiques de ces espaces. En isolant l’art dans des espaces de contemplation esthétique, les musées occultent sa capacité à défier les normes sociétales et à susciter une réflexion critique. La position anti-esthétique de Crimp rejette à la fois la vénération traditionnelle de la beauté et l’idéalisation du génie artistique. Crimp plaide pour un changement dans notre compréhension des musées : non pas comme des temples de la beauté, mais comme des arènes d’engagement social et politique, où l’art pourrait à nouveau défier, provoquer et perturber. Marcel Duchamp, figure centrale dans la transformation du rôle de l’art, cherchait à transcender les limites de « l’art rétinien »—un art qui plaît à l’œil mais n’accomplit guère davantage. Son ambition était de créer un art engageant l’esprit, incitant les spectateurs à réfléchir de manière critique sur son objectif, son contexte et ses implications. Cette réorientation vers un engagement conceptuel plutôt qu’esthétique a redéfini la trajectoire de l’art, ouvrant la voie au pluralisme et à de nouvelles formes d’expression artistique. La question qui découle de la thèse de Danto et de la critique de Crimp est la suivante : si l’art, tel qu’il a été historiquement compris, est arrivé à sa fin, qu’en est-il de la suite ? Il n’existe plus de coercition extérieure à l’artiste, sinon celles qu’il choisit de s’imposer à elle-même. Ainsi, « dire que l’histoire de l’art est terminée, c’est dire qu’il n’y a plus de recoin de l’histoire où des œuvres d’art pourraient être exclues. Tout devient possible. » (Danto) Cela ne signifie évidemment pas que la peinture disparaîtra, pas plus que le réalisme ou l’hyperréalisme. Ceux-ci coexistent désormais paisiblement avec la photographie abstraite, les performances et les installations audiovisuelles. Un même artiste peut produire des œuvres de natures diverses. De cette manière, l’art se libère. Des artistes contemporains comme Anicka Yi incarnent cette libération, créant des œuvres qui défient les catégorisations et étendent le champ de l’art aux domaines philosophiques et sociopolitiques. Les installations périssables de Yi, telles que ses interventions écoféministes dans la Turbine Hall de la Tate Modern, remettent en question la permanence et la marchandisation de l’art. En rendant le caractère éphémère visible, elle introduit une dimension physique à des discours théoriques complexes, tels que l’éthique écologique et la philosophie féministe, comblant ainsi le fossé entre les idées académiques et la conscience publique. La pratique de Yi met en lumière la pluralité radicale qui caractérise l’art dans l’ère post-historique. Si l’on tentait d’imposer des catégories traditionnelles à son œuvre, comme les musées tels que le MoMA l’ont historiquement fait, aucun genre ni mouvement clair ne pourrait en encapsuler l’essence. De manière comparable, Kara Walker, qui a précédemment occupé le même espace à la Tate Modern, crée des œuvres profondément évocatrices abordant les thématiques de la race, du genre et de l’histoire. Fons Americanus, sa sculpture en forme de fontaine fonctionnelle ornée de scènes et de figures allégoriques, a été installée dans la Turbine Hall de la Tate Modern de fin 2019 à début 2020 avant d’être détruite à la fin de son exposition. Bien que leurs langages artistiques diffèrent—Yi avec ses écosystèmes robotiques flottants, Walker avec ses récits viscéraux de monuments publics—toutes deux incarnent la libération de l’art des mouvements et manifestes prescriptifs. Ce pluralisme, comme l’a suggéré Danto, définit le paysage contemporain : l’art ne suit plus une trajectoire unique mais prospère dans sa diversité et sa liberté conceptuelle, affranchi des barrières des mouvements traditionnels. Comme Danto le conclut dans La Fin de l’art : « L’ère du pluralisme est arrivée. Peu importe désormais ce que vous faites, et c’est cela que signifie le pluralisme. Lorsque qu’une direction vaut autant qu’une autre, il n’existe plus de concept de direction à appliquer. » Parmi les deux intellecuels, c’est la théorie de Danto qui résonne le plus profondément et s’avère la plus pertinente aujourd’hui. En inscrivant l’évolution de l’art dans un récit philosophique, Danto m’a permis de mieux comprendre des œuvres comme celles de Yi et de Walker—non pas comme des expérimentations isolées, mais comme faisant partie d’un tournant conceptuel et historique plus large. Ses idées m’ont fait apprecier l’art contemporain, non seulement comme des objets esthétiques, mais comme des enquêtes philosophiques dynamiques qui continuent de façonner notre manière de construire le sens dans une époque marquée par la dystopie technologique et la désillusion face au monde. Cependant, la thèse de Danto n’échappe pas à la critique. Son récit reste eurocentré, privilégiant la trajectoire de la peinture et de la sculpture occidentales, tout en négligeant la richesse des formes artistiques globales et non traditionnelles. De plus, invoquer la grande vision historique de Hegel comporte le risque de simplifier à l’excès les complexités internes des mouvements culturels, que les historiens considèrent de plus en plus comme hétérogènes plutôt que monolithiques. Malgré ces limites, les idées de Danto demeurent inestimables pour comprendre l’art contemporain, en particulier sa capacité à soulever des questions philosophiques et à construire du sens dans une ère de pluralisme. L’art contemporain, par son refus des catégorisations, nous pousse à repenser son objectif. Que ce soit par la sophistication technologique des œuvres de Yi ou par la critique historique incisive de Walker, l’art continue de se confronter aux questions fondamentales de la réalité, de l’éthique et de l’expérience humaine. Si un artiste contemporain entreprenait une expérience duchampienne, explorant les limites de ce qui constitue l’art en présentant un objet du quotidien comme tel, cela serait probablement accueilli avec indifférence, son tranchant provocateur émoussé par la répétition et une grande familiarité. Pour les individus modernes, les œuvres d’art sont des objets de goût personnel, de jugement critique et d’interprétation réflexive. Comme Hegel le remarque, à un moment donné, même la peinture de la Marie-Madeleine repentante peut être tout autant un objet de piété religieuse qu’une légère stimulation érotique. Qu’une œuvre d’art atteigne ou non son impact escompté, remplisse sa fonction projetée ou transmette le sens envisagé dépend non seulement, et même pas en premier lieu, de ses qualités immanentes. Cela dépend de sa capacité à trouver un public disposé à ces fins, et cela relève en grande partie d’une conjoncture historique concrète et d’une constellation sociale donnée. Que l’œuvre « fonctionne » d’une quelconque manière—et pour Hegel, cela signifie si elle est ou non véritablement une œuvre d’art—dépend de quelque chose qui lui est extérieur. Cela explique l’habitude frustrante de Hegel, même après avoir proposé une caractérisation positive d’une tendance contemporaine en art, de poser la question : « Est-ce, cependant, encore une œuvre d’art ? » et de la laisser sans réponse. Car la modernité artistique ne remplace pas simplement la question traditionnelle « Est-ce beau ? » par un concept plus large d’évaluation esthétique. Ce qu’elle interroge, encore et encore, c’est : « Est-ce de l’art ? » À cette question, aucune réponse ne peut être donnée sur la base de critères esthétiques formellement définissables ou de considérations purement historiques. En fin de compte, la réponse dépend des faits de réception (y compris, bien sûr, la réception intra-artistique et les influences). Celle-ci est co-déterminée par ce qui est extérieur à l’art, par les contingences du présent. Tel est le sens ultime de la « fin de l’art », le paradoxe fondamental de l’art moderne. L’art, en devenant pleinement autonome, a fait de la détermination de ce qui est art une affaire d’hétéronomie. Car, comme Hegel le dirait, rien n’est véritablement autonome sinon l’Esprit, qui est la totalité de toutes ses manifestations.
Sources G. W. F. Hegel, Aesthetics: Lectures on Fine Art, translated by T. M. Knox, Oxford University Press, 1975, pp. 10–11. Arthur C. Danto, “The End of Art,” in The Philosophical Disenfranchisement of Art, Columbia University Press, 1986. Arthur C. Danto, “The Artworld,” The Journal of Philosophy, vol. 61, no. 19, 1964, pp. 571–584. Arthur C. Danto, “The End of Art: A Philosophical Defense,” History and Theory, vol. 37, no. 4, 1998, pp. 127–143. Arthur C. Danto, The End of Art, in After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History, Princeton University Press, 1997, pp. 1–25. Michael Baxandall, Art and Experience in Fifteenth-Century Italy, Oxford University Press, 1972. W. H. Auden, Selected Poems, edited by Edward Mendelson, Vintage International, 2007. Douglas Crimp, “On the Museum’s Ruins,” in The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, edited by Hal Foster, The New Press, 1983, pp. 43–56. Douglas Crimp, “The End of Painting,” October, vol. 16, 1981, pp. 69–86. Douglas Crimp, “Serra’s Public Sculpture: Redefining Site-Specificity,” Art in America, vol. 74, no. 4, April 1986, pp. 37–44. Douglas Crimp, “The End of Art and the Origin of the Museum,” in On the Museum’s Ruins, MIT Press, 1993, pp. 1–15. “Anicka Yi: Hyundai Commission,” Tate Modern, available at: https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/hyundai-commission-anicka -yi. Tate. “Kara Walker’s Fons Americanus.” Tate, available at: https://www.tate.org.uk/art/artists/kara-walker-2674/kara-walkers-fons-am ericanus