L’imposture de l’art (2024)

Que se passe-t-il après la fin de l'art ?

Et si l'art n'avait plus de direction à suivre ? Pas de manifeste à écrire, pas de cause à défendre, pas même de forme à respecter. Sommes-nous alors face à sa fin — ou à son commencement réel ?
 
Hegel voyait dans l'art une expression du Geist — une manière pour l'humanité de se comprendre elle-même. Mais une fois cette compréhension devenue assez abstraite, l'art, disait-il, cède la place à la philosophie. Son rôle serait terminé. Pour certains, c’est une perte. Pour d’autres, un déplacement.
 
Arthur Danto reprend cette idée et la projette dans le contexte contemporain. En 1964, il découvre les Brillo Boxes de Warhol et comprend que l’art vient de basculer. Si une boîte de supermarché peut être une œuvre, alors c’est le concept même d’art qui est mis en jeu. Pour Danto, ce geste clôt une histoire entamée à la Renaissance : l’histoire d’un art en quête de mimesis, de technique, d’autonomie. Une fois devenu réflexif, l’art n’évolue plus — il pense. Ce n’est pas une mort, mais une métamorphose.
 
Dans ce "monde de l’art" que Danto théorise, ce sont les institutions — artistes, critiques, publics, mécènes — qui définissent ce qu’est l’art. Et dans ce consensus, tout devient possible. L’ère du pluralisme commence. Mais Danto ne nous dit pas quoi faire dans ce pluralisme. Que signifie créer quand toute direction est légitime ?
 
C’est là que Douglas Crimp intervient. Lui aussi parle de fin — mais ce n’est pas la fin d’un récit, c’est l’effacement d’un potentiel. L’art, dit-il, est désarmé, pas libéré. Par qui ? Par les musées, par les logiques de conservation et de marché. Ce qui choque aujourd’hui sera demain exposé — vidé de sa force.
 
Son exemple clé : Tilted Arc de Richard Serra, sculpture monumentale installée dans un espace public et retirée sous pression politique. Crimp y voit un symptôme : l’art critique n’est toléré que jusqu’à un certain point. Ensuite, il dérange l’ordre et on l’élimine.
 
Dans cette logique, même les formes radicales deviennent des objets dociles. La photographie, pourtant démocratique par nature, est récupérée. Le musée n’est pas un sanctuaire de beauté, mais un filtre : il décide ce qui entre et ce qui doit être oublié.
 
Face à cette tension, que peut l’art ? Des artistes comme Anicka Yi ou Kara Walker proposent une réponse. Yi, dans ses installations à la Tate Modern, fait flotter des écosystèmes robotiques dans l’air — des œuvres périssables qui interrogent l’écologie, la technologie et le féminin. Walker, avec ses grandes silhouettes en papier noir ou ses fontaines monumentales comme Fons Americanus, revisite l’histoire coloniale et raciale des États-Unis. Aucune de ces œuvres ne cherche à plaire : elles provoquent, questionnent, incarnent une conscience critique.
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Yi’s Living and Dying In The Bacteriacene
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Walker's 'Fons Americanus' at Tate  
Elles matérialisent le paradoxe de Danto : oui, tout est possible — mais certaines choses comptent plus que d’autres. Et elles répondent aussi à Crimp : oui, l’art peut être encadré — mais il peut aussi riposter, fuir, se reformuler.
 
Alors, l’art est-il fini ? Ou est-il plus vivant que jamais, justement parce qu’il se sait vulnérable, récupérable, contesté ?
 
La vraie question n’est plus « qu’est-ce que l’art ? », mais « que voulons-nous qu’il fasse ? ». Créer aujourd’hui, c’est négocier entre liberté et capture, entre pluralisme et pouvoir. C’est maintenir ouverte une zone d’incertitude où l’art n’est jamais tout à fait ce qu’on attend de lui.
 
Et c’est peut-être ça, continuer après la fin.
Sources G. W. F. Hegel, Aesthetics: Lectures on Fine Art, translated by T. M. Knox, Oxford University Press, 1975, pp. 10–11.
Arthur C. Danto, “The End of Art,” in The Philosophical Disenfranchisement of Art, Columbia University Press, 1986. Arthur C. Danto, “The Artworld,” The Journal of Philosophy, vol. 61, no. 19, 1964, pp. 571–584.
Arthur C. Danto, “The End of Art: A Philosophical Defense,” History and Theory, vol. 37, no. 4, 1998, pp. 127–143. Arthur C. Danto, The End of Art, in After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History, Princeton University Press, 1997, pp. 1–25.
Michael Baxandall, Art and Experience in Fifteenth-Century Italy, Oxford University Press, 1972.
W. H. Auden, Selected Poems, edited by Edward Mendelson, Vintage International, 2007.
Douglas Crimp, “On the Museum’s Ruins,” in The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, edited by Hal Foster, The New Press, 1983, pp. 43–56.
Douglas Crimp, “The End of Painting,” October, vol. 16, 1981, pp. 69–86.
Douglas Crimp, “Serra’s Public Sculpture: Redefining Site-Specificity,” Art in America, vol. 74, no. 4, April 1986, pp. 37–44. Douglas Crimp, “The End of Art and the Origin of the Museum,” in On the Museum’s Ruins, MIT Press, 1993, pp. 1–15.
“Anicka Yi: Hyundai Commission,” Tate Modern, available at: https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/hyundai-commission-anicka
Tate. “Kara Walker’s Fons Americanus.” Tate, available at: https://www.tate.org.uk/art/artists/kara-walker-2674/kara-walkers-fons-a