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De nombreuses disciplines ont longtemps relĂ©guĂ© lâhistoire et la fiction Ă un statut infĂ©rieur, comme si elles nâavaient pas connu les mĂȘmes rĂ©volutions conceptuelles que la science ou lâart. Pourtant, des penseurs comme Paul Ricoeur, Hayden White et Arthur Danto ont justement montrĂ© que lâhistoire nâest pas une simple accumulation de faits, mais une construction narrative, profondĂ©ment humaine. Ce texte propose une lecture critique de leurs approches croisĂ©es de lâhistoriographie, de la temporalitĂ© et de la narration.
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LâintĂ©rĂȘt de Ricoeur pour lâhistoire ne relĂšve pas du hasard. NĂ© en 1913, Ă©levĂ© dans une famille protestante dans une France majoritairement catholique, orphelin de pĂšre aprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, puis prisonnier pendant la Seconde, il a Ă©tĂ© façonnĂ© par lâhistoire avant mĂȘme de lâinterroger. Fortement influencĂ© par la phĂ©nomĂ©nologie et lâhermĂ©neutique, il place lâexpĂ©rience humaine au cĆur de sa rĂ©flexion. Pour lui, le temps nâest pas quâun enchaĂźnement dâĂ©vĂ©nements objectifs â câest une structure narrative, vĂ©cue, interprĂ©tĂ©e, organisĂ©e. Il suit cette idĂ©e dâAristote Ă Augustin, puis lâexplore pleinement dans « Temps et rĂ©cit » : le temps devient humain dĂšs lors quâil est racontĂ©.
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De son cĂŽtĂ©, Hayden White va plus loin en affirmant que ce nâest pas simplement la mĂ©moire ou lâexpĂ©rience qui donnent naissance Ă lâhistoire, mais lâacte mĂȘme dâĂ©crire. Il critique lâidĂ©e dâune histoire « en attente » dâĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©e. Pour lui, il nây a pas de vĂ©ritĂ© historique indĂ©pendante de son rĂ©cit. Toute histoire est un acte de crĂ©ation, une mise en intrigue â un emplotment â qui transforme des faits bruts en significations. Il rejette ainsi la prĂ©tention dâobjectivitĂ© des historiens traditionnels : « savoir, câest faire », affirme-t-il. Comme les Ă©crivains de fiction, les historiens font des choix : oĂč commence une histoire, oĂč elle sâachĂšve, quels Ă©lĂ©ments mettre en avant â ces dĂ©cisions sont structurantes.
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Ricoeur, moins radical, reconnaĂźt une diffĂ©rence fondamentale entre fiction et histoire. Mais il insiste sur leur ressemblance structurelle : toutes deux sont des rĂ©cits, et toute narration historique implique un choix, une mise en ordre, un sens. Ce sens nâest pas seulement descriptif, il est constitutif : en racontant, on reconfigure le rĂ©el. Lâhistoire devient alors une mĂ©diation entre le passĂ© et le prĂ©sent, entre lâexpĂ©rience individuelle et la mĂ©moire collective.
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Câest prĂ©cisĂ©ment lĂ que Ricoeur se distingue de White. Ce dernier voit dans lâemplotment un geste a posteriori, presque arbitraire. Ricoeur pense au contraire que la mise en intrigue est constitutive de toute comprĂ©hension temporelle, prĂ©sente dĂšs les chroniques brutes. Câest ce qui lâamĂšne Ă critiquer la sĂ©paration entre histoire et explication, affirmant que lâintrigue est ce qui dynamise tous les niveaux de narration.
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Arthur Danto, quant Ă lui, aborde lâhistoire par une autre voie : lâanalyse logique. Dans sa thĂ©orie des « phrases narratives », il observe que certaines phrases nâont de sens que rĂ©troactivement â on ne peut dire « câest le dĂ©but de la guerre de Trente Ans » quâune fois celle-ci entamĂ©e. Lâhistoire, chez Danto, se distingue ainsi de la science non pas par sa rigueur, mais par sa structure temporelle asymĂ©trique. En combinant cette logique avec sa notion de « chronique idĂ©ale », il montre que lâhistoire ne peut ĂȘtre un simple enregistrement neutre des faits, car elle dĂ©pend du regard que lâon porte a posteriori.
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Ricoeur reconnaĂźt cette complexitĂ© mais ne rompt jamais avec lâidĂ©e quâun rĂ©el, extĂ©rieur Ă nous, sert de base Ă lâhistoire. Il croit Ă une rĂ©alitĂ© indĂ©pendante de lâesprit humain, lĂ oĂč White affirme que lâhistoire produit sa propre rĂ©alitĂ© Ă travers ses rĂ©cits. White trouve cette position trop mĂ©taphysique, voire conservatrice.
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En allant encore plus loin, White considĂšre que les rĂ©cits historiques, comme les Ćuvres de fiction, mobilisent des tropes, des figures de style. Dans « Metahistory », il dĂ©montre que toute histoire mobilise une structure rhĂ©torique : comĂ©die, tragĂ©die, ironie, romance. Ces structures, souvent invisibles, modĂšlent notre comprĂ©hension du passĂ©. Pour White, cette littĂ©raritĂ© nâest pas un dĂ©faut de lâhistoire, mais sa nature mĂȘme.
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Câest une position qui a scandalisĂ© de nombreux historiens. Mais White ne propose pas dâabandonner lâhistoire rigoureuse â il exige simplement que les historiens prennent conscience de leurs choix narratifs, de leur responsabilitĂ©. Lâhistoire est moins un miroir du rĂ©el quâun miroir tendu Ă notre maniĂšre de faire sens.
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Au croisement de ces approches, on comprend que lâhistoire ne se rĂ©duit ni Ă une fiction, ni Ă une science, mais relĂšve dâun geste crĂ©atif et critique. En racontant, nous donnons forme au temps, nous inscrivons notre mĂ©moire dans des rĂ©cits intelligibles, et, ce faisant, nous ne dĂ©crivons pas simplement le monde â nous le transformons.
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Câest lĂ toute la pertinence de ces penseurs aujourdâhui : dans un monde saturĂ© dâinformations, oĂč la frontiĂšre entre faits et rĂ©cits devient floue, comprendre les mĂ©canismes de la narration historique est un impĂ©ratif Ă©thique. Ă une Ă©poque oĂč les rĂ©cits sont instrumentalisĂ©s Ă des fins idĂ©ologiques, la luciditĂ© narrative devient une forme de rĂ©sistance. Ricoeur et White nous invitent Ă cette luciditĂ©, Ă reconnaĂźtre que la vĂ©ritĂ© de lâhistoire ne se trouve pas dans un passĂ© figĂ©, mais dans notre capacitĂ© Ă le raconter avec responsabilitĂ©.
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Sources
White, Hayden. âThe Content of the Form: Narrative Discourse and Historical
Representation.â (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1990), p. 179.
White, H. (1973). Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century
Europe. Baltimore: Johns Hopkins University Press, p. 7.
Ricoeur, Paul. Time and Narrative, Volume 1. Translated by Kathleen McLaughlin and
David Pellauer, University of Chicago Press, 1984.
Ricoeur, Paul. Memory, History, Forgetting. Translated by Kathleen Blamey and David
Pellauer, University of Chicago Press, 2004.
Danto, A. C. (1985). Narrative sentences. In Narration and knowledge. Columbia
University Press.